Chers amis qui suivez ce blog et dont je suis les vôtres pour certains, je ne vous connais pas, mais je m’excuse quand même de mon absence, j’étais au paradis.
Un paradis où tu es réveillé trop tôt par les battements d’ailes et les cris des bastons entre goélands et pigeons sur le rebord de la fenêtre.
Un paradis où ton petit-déjeuner peut être perturbé par la découverte d’une souris qui court dans le placard à provisions, qu’on piège sous la cloche à fromages avant de la transvaser dans une vieille bouteille de ratafia pour la libérer à côté de chez les voisins, ennemis jurés depuis trois générations, sans que personne puisse te dire pourquoi, mais la tradition familiale est quelque chose de difficile à ignorer, alors tu perpétues.
Un paradis où les chasses au trésor organisées par ta tante pouvaient durer trois jours et te faire parcourir, à toi et tes cousins et frère et sœurs, des kilomètres à vélo, vous faire déchiffrer des messages codés, cachés par des elfes dans des endroits où tu devais prendre la marée de vitesse, des chasses au trésor qui vous faisaient passer des heures à élaborer des offrandes en argile dignes de la sirène de la grotte du rocher de devant la maison, fouiller une chapelle abandonnée, pour se conclure, comme toute chasse au trésor le devrait, par la découverte d’un trésor de pièces anciennes enterré dans le fond du jardin.
Un paradis où la télé n’a pas lieu d’exister, parce que le temps se passe aussi bien à regarder tes tantes faire les joints des murs, à lire des romans d’aventures maritimes comme celles des cinq jeunes filles sur l’Aréthuse ou du capitaine Hornblower, dans ton lit ou en arrachant sans regarder ce que tu fais les mauvaises herbes qui envahissent les terrasses couvertes de maërl, ou à construire un muret avec les cailloux qui jonchent la plage, ta plage, celle qui est au bout du chemin qui passe devant la maison et donne sur ces cinq mètres carrés de sable volés au voisin, et qui se continue, à marée basse, par des hectares de vase et de rochers couverts d’algues, abritant des milliers de minuscules crabes, qui s’échapperont facilement du petit trou d’eau où tu tenteras de les parquer après les avoir gardés des heures dans un seau. A marée haute, ta plage aura disparu, mais tu pourras te baigner, dans une mer toujours d’huile, parce que les innombrables îlots à quelques centaines de mètres interdisent le passage à la moindre vaguelette.
Un paradis où les pêches à la crevette pouvaient rassembler quinze personnes de trois générations pendant plusieurs heures sous le soleil, et se concluaient par des baignades au milieu des herbiers à zostères peuplés de coquilles Saint-Jacques qui s’enfuient à grands claquements de mâchoires, des pêches qui ramenaient de quoi faire un joyeux apéro, ou une soupe où les crevettes pas épluchées, les crabes verts et les gobies passaient tous ensemble dans la moulinette à purée maniée alternativement par les enfants, parce que ça fatigue, de broyer des carapaces.
Un paradis couvert de fougères plus hautes que toi, d’ajoncs et de ronces, qui se couvrent à la fin de l’été de mûres petites, noires et acides, que tu passes des heures à ramasser en famille, occasionnant des griffures pour tout le monde et une débauche d’antiseptique au retour, mais qui seront transormées en tartes le soir même, ou en confitures, avec la grande bassine en cuivre qui ne sert qu’à ça, une fois par an.
Un paradis cerné par la mer, que seuls des fatras de rochers de granite rose mal rangés empêchent d’envahir les terres, mais elle t’envoie quand même des bonnes giclées d’embruns à la gueule pour se venger, la mer, mais tu t’en fiches parce que t’as ton ciré, et c’est pas un vent force huit qui va t’empêcher d’aller escalader, même si t’iras pas loin, et que ça reste plus agréable de se rouler dans la frange de pelouse rase, jaune et molle comme un tapis de gym qui sépare les ajoncs des murs de rochers.
Un paradis où tu passes des heures à monter, en suivant les instructions du manuel gonflé d’eau, un petit catamaran vieux de vingt-cinq ans, un Hoby-cat antique pour deux personnes, sur lequel on monte à quatre, où quand le vent est fort, tu échanges de côté avec ta sœur à chaque bord, histoire d’être celui qui te prendra la flotte dans la figure, inondant tes lunettes et imbibant ton pull en laine, ça te fait grelotter, mais à la fin du tour, c’est plus facile pour se baigner dans l’eau à 16 degrés tellement t’as l’impression qu’il fait plus chaud dans l’eau que dehors, et les algues t’agrippent les pieds quand tu nages, comme si elles voulaient te retenir, mais tu t’en fiches, parce que ça fait longtemps que tu as appris que t’étais plus fort qu’elles.
Un paradis où, quand tu viens l’hiver, toute la famille se réunit dans une seule pièce, devant la cheminée, avec des couvertures, parce qu’il fait trop froid pour essayer seulement d’entrer dans le salon, et où seuls les radiateurs électriques te convainquent d’entrer dans la cuisine qui fait l’entrée et d’accepter de poser tes fesses sur les bancs pour manger des pâtes qui seront froides presque avant d’être servies.
Un paradis où tu vas retourner les cailloux, à marée basse, dans les flaques, pour trouver des étoiles de mer d’un centimètre, des étrilles agressives qui t’attaquent au lieu de tenter de s’enfuir comme le ferait tout crabe un tant soit peu sensé, et surtout, où tu cherches des ormeaux qui s’agrippent fermement et refusent de lâcher prise, conscients du traitement que tu leur réserves, une fois à la maison : ils seront détachés au couteau de leur coquille nacrée, enveloppés dans un torchon, placés sur une planche à découper et battus à grands coups de maillet ou de galet, avant d’être poêlés avec de l’ail et dégustés par des privilégiés triés sur le volet. Et tant pis si la pêche t’occasionne des piqûres de méduse au creux du bras, qui t’empêcheront de le plier pendant deux jours. C’est le jeu.
Un paradis où tu méprises les touristes, ceux qui n’ont pas de maison ici, comme toi, mais tu as un peu de pitié pour eux quand même. Sauf quand ils essayent de monter sur TON rocher à tête d’inca, celui qui abrite la grotte de la sirène, celui sur lequel tu grimpes pour faire tes pique-nique, où tu prétends qu’un crocodile se cache entre les deux rochers qui forment la prison des elfes, à qui tu jettes les bouts de gras de ton jambon. Là, tu es sans pitié, tu fais semblant d’avoir un chien, et tu aboies pour les faire détaler comme des lapins, comme les lapins qui laissent leurs crottes partout, et qui ont tous chopé la myxomatose il y a quelques années, et tu les voyais tremblants au bord des chemins, attendant de se faire dévorer par le chien de ton grand-père, ou par les goélands.
Un paradis où tu peux, à marée haute, prendre ton canoë pour aller voir les eiders à duvet, les goélands, les huîtriers pie, les aigrettes garzettes, les sternes pierregarin, les tadornes de Belon, les tournepierre et, si tu as beaucoup de chance, les courlis qui peuplent les îlots innombrables, dont tu ne te souviens jamais du nom, sauf pour l’île de la tortue et l’île aux Moutons, celle qui est juste en face de ta maison et où tu as tourné les scènes d’indiens du film que tu as fait avec tes cousins et tes cousines, celui où un facteur tombait amoureux d’une princesse et l’enlevait en bateau pour finir capturés par les indiens, dont c’était toi le chef, parce que tu avais un arc, et les indiens portaient tous un kalimbé guyanais, parce que ta tante savait les faire, et à la fin les indiens décident de pas manger le facteur et la princesse, mais de les garder parmi eux, et vous, vous décidez de continuer le film l’année prochaine, mais ça se fera jamais, parce que on aura pas les mêmes acteurs en même temps…
Un paradis où les fleurs sont partout dans ton jardin, depuis les pâquerettes et les boutons d’or qui envahissent une pelouse à l’implantation aussi hasardeuse que le râtelier de Quasimodo, où tu risques à chaque pas de mettre le pied dans un trou invisible, jusqu’aux massifs d’agapanthes qui dureront tout l’été, qui forment un arc de cercle devant le portail, et aux hortensias qui atteignent trois mètres de diamètre…
Un paradis où ta chambre est sombre et lambrissée, rappelant une cabine de bateau, et où tu retrouve chaque année des livres que tu avais oubliés, parfois cachés dans un des passages secrets connus de tous, des livres que tu vas relire, encore une fois, sur ton lit ou en arrachant les mauvaises herbes, retrouvant à chaque fois la même sensation que la précédente…
Un paradis où la nuit te voit régulièrement rendre visite au phare, pour écouter le vent et te donner le vertige en regardant, ou en devinant en contrebas les tapis d’écume sur les rochers, un phare dont la lueur est la seule qui ait été gênante quand ton père t’apprenait à reconnaître les constellations d’été, la Grande Ourse, la Petite Ourse dans la continuité du bord de la casserole, l’Aigle et ses trois étoiles alignées, Persée d’où viennent les étoiles filantes, et beaucoup d’autres que tu as oubliées...
Un paradis où tu as envie d’inviter tous les gens qui te sont un peu chers, pour boire une caïpirinha à marée haute le soir sur la cale, avant de rentrer faire une grande bouffe suivie d’une partie de mah-jong et d’aller dormir en attendant de recommencer le lendemain.
Le seul endroit où tu te sentes chez toi.
Putain, je veux y retourner.