Cette histoire est celle de Chrysostome. Chrysostome est un brave type. Il habite chez sa mère, travaille dans une agence d’assurances, collectionne les galets rigolos en forme de coeur et les comics.
Sa vie pourrait être un rêve, mais Chrysostome a un problème : il est gros. Pas un peu enveloppé, une gentille bouée autour des reins, hein ! Nan, VRAIMENT gros. Il a oublié combien il avait d’orteils depuis longtemps, Chrysostome. S’il n’y avait pas cette foutue dignité, il mettrait un soutien-gorge, afin de ne plus être tiré vers le bas par cette poitrine qui lui pend presque jusqu’au nombril. Alors que ça le gratte horriblement, il s’est laissé pousser la barbe pour cacher ses cinq mentons.
C’est pas qu’il soit particulièrement gros mangeur, hein, pas plus que ça, mais c’est ces saletés d’hormones, c’est le docteur qui l’a dit. Et contre les hormones, on peut pas faire grand-chose, c’est la nature, les hormones, et sa maman, elle dit qu’on va pas contre la nature, tu reprendras une crêpe au Nutella ? Et Chrysostome reprend une crêpe au Nutella, parce que c’est pas la peine de lutter contre la Nature, elle sera toujours la plus forte. Et là, sa Nature, elle lui dit que si il y a une chose dont elle a envie, c’est qu’il reprenne une crêpe au Nutella. Pauvre Chrysostome. Il avale, et il sent la pâte et le chocolat descendre dans son estomac, et de là se dissoudre dans le gras qui l’entoure, fffffuiitttt. Il sent une nouvelle couche molle se déposer de l’intérieur autour de sa taille. Ca le rend triste, Chrysostome.
Alors, pour oublier, il reprend une crêpe.
Mais un jour, dans sa vie bien organisée, une petite chose arrive. Une petite chose de 1m60, avec de longs cheveux bruns, des jambes fines, des petits pieds mignons cambrés dans des talons aiguilles et un décolleté vertigineux, une petite chose nommée Natacha, nouvelle assistante de direction de l’agence. Et ça, ça change la vie de Chrysostome.
Dès qu’il la voit, une grosse boule remonte dans sa gorge et lui bloque la respiration, et ses mains commencent à trembler. Ca ne serait pas si grave si le tremblement de ses mains ne se tranmettait pas à ses avant-bras, puis à ses bras, puis à ses épaules, et tout son être se retrouve secoué en une vague bloblotante et gélatineuse. Et à chaque fois qu’elle voit ça, Natacha, elle aussi, même si elle est d’une grande délicatesse d’esprit, se retrouve secouée d’un haut-le-corps, et ça désespère Chrysostome.
Alors, il décide de prendre le taureau par les cornes. Puisque son corps dégoûte Natacha, il va en changer, et au diable la Nature. Et pendant des mois, il va tout tenter : le régime brocolis-biscottes, le régime au thé, tous les programmes Slim Fast ® et Weight Watchers ®, et comme c’est un homme de volonté, il les fait tous en même temps. Sans résultat.
Ne reculant devant rien pour que Natacha puisse un jour le voir svelte et élancé, il accepte de tester pour un laboratoire pharmaceutique un programme nutritionnel ambitieux, à base d’enzymes brûle-graisses.
Et là, miracle, ça marche. Ca marche si bien, même, qu’en quinze jours son épaisse couche de gras se retrouve réduite à néant, et Chrysostome est enfin mince comme un danseur de tecktonik. Malheureusement, il reste un problème : sa peau n’a pas eu le temps de s’adapter à sa silhouette, et de grands pans de peau pendent sur sa carcasse, comme un sac démesuré. De plus, les enzymes brûle-graisse provoquant la production d’une grande quantité de chaleur, Chrysostome se voit obligé de vivre en slip, avec un mot d’excuse du médecin dans son sac. Qu’il porte devant lui, parce qu’il se tire la peau en arrière, pour pas marcher dessus. Et il la noue avec un ruban, au niveau des omoplates.
Il est content d’être tout mince, maintenant, Chrysostome. Tout fier et confiant, il invite Natacha au café de la Paix, en face de l’agence, pour prendre un café, après une dure journée de travail. Natacha accepte, et Chrysostome ne se sent plus de joie. C’est la première fois qu’une fille accepte de boire un café avec lui. Puis, une fois leur café bu, ils ressortent dans la rue, et, en bafouillant, Chrysostome, poussé par l’adrénaline qui le fait bégayer, lui demande si elle veut bien sortir avec lui.
Natacha, quelque part, ça l’émeut un peu, cette déclaration d’adolescent, mais si elle aime bien Chrysostome parce qu’il est gentil, elle est désolée, mais elle ne peut pas sortir avec lui. Elle prend comme excuse que ce serait mauvais pour l’ambiance au sein de l’agence, et elle est désolée, elle prend le métro ici, on se revoit demain ? Désolée.
Et elle disparaît dans la bouche du métro, avalée par l'escalator.
Et Chrysostome reste là, dans la rue, tétanisé, en slip, et il regarde l'escalator, la bouche ouverte sur un cri silencieux, et il commence à pleuvoir, et son ruban glisse, et sa peau tombe à terre, et il tombe à genoux, et pendant que la pluie s’intensifie, il s’enroule dans sa peau comme dans une couverture, et, se repliant en position fœtale, il sanglote doucement.
Les heures et les badauds passent, ne prêtant aucune attention à l’homme prostré sur le trottoir ni aux gémissements qui s’échappent de sous la peau du dos qu’il a tirée sur son visage.
La nuit tombe sur l’homme qui pleure.
Puis, soudain, Chrysostome s’arrête. Il se relève, l’air déterminé, se mouche dans un pan de son aisselle gauche, puis prend le métro et descend à Champ de Mars.
Il regarde la tour Eiffel. Il fronce les sourcils, prend un billet et monte. Tout en haut.
Par chance, les gardiens ont enlevé le grillage de protection pour le nettoyer. Il prend appui sur la balustrade, passe une jambe par-dessus, puis l’autre. Le dos collé contre le métal froid et glissant, il regarde en bas les fourmis minuscules qui s’agitent, les toits luisants qui reflètent la lueur de la lune, les étoiles. Il ferme les yeux, pensant à Natacha, ses yeux, son sourire, son décolleté. C’est la dernière image qu’il veut emporter.
Il lâche tout.
Le vent siffle à ses oreilles. Instinctivement, il ouvre les yeux sur le sol qui s’approche, et il écarte les bras.
L’air s’engouffre dans les plis de sa peau, qui se tendent. D’un coup, sa chute se ralentit, et prend une direction horizontale.
Chrysostome plane silencieusement au dessus de Paris.
Il tourne ses yeux vers l’horizon. A titre expérimental, il agite les bras et bat des pieds. Aussitôt, il reprend de l’altitude.
Un sourire se dessine sur son visage.
Il disparaît dans la nuit.